mardi 22 mai 2007

Aller loin

"Toi, tu vas aller loin", m'a un jour dit un professeur qui devait déjà compter les mois qu'il lui restait à tenir avant la retraite tant attendue...

Aller loin. Je suis sensée aller loin. On me l'a assez dit, ça doit être vrai.

***

Enfant, j'étais première de classe. Pour moi qui écoute plus facilement que je ne parle, c'était facile. Un pet. Écouter, regarder, comprendre, et reproduire. Deux plus deux font quatre, cinq fois cinq ça fait vingt-cinq, "mais-ou-et-donc-car-ni-or", "pou-hibou-chou-genou" et compagnie, sortez vos cahiers de dictée et votre duo-tang de vocabulaire.

***

J'ai commencé le piano à l'âge de 6 ans. J'avais un professeur qui m'appelait son "petit génie".

"Eille, Sylvie, c'est ELLE, mon p'tit génie"...

À chaque début de cours, il me laissait m'installer dans le local, sur le banc de piano, sortir mes cahiers, et il m'invitait à me réchauffer tandis qu'il allait je ne sais où, peut-être à la salle de bains, prendre un verre d'eau, une petite pause, fumer une clope avant de commencer le cours, peut-être... Plutôt que de me préparer à ma leçon, je passais mes 5 minutes de solitude à me questionner. J'ai mis des années à comprendre la raison de mon surnom. D'ailleurs, quand je demandais à ma mère le plus sérieusement du monde "Pourquoi il m'appelle son p'tit génie???", dans mon souvenir d'enfant, elle se contentait de me trouver cute en rigolant sans trop me donner de réponse.

J'ai mis presqu'autant de temps à comprendre ce que voulait dire "se réchauffer", moi qui me demandais à chaque début de cours ce qui pouvait bien faire croire à mon professeur que j'avais toujours froid. Tout un génie, hein? :O)

Lui aussi, il me disait que j'irais loin. On l'a croisé quelques années plus tard dans le stationnement de l'épicerie. Je poursuivais mes cours avec un autre professeur, une question d'horaire, sans doute. Ma mère lui avait dit que je préparais Fur Élise pour le concert de fin d'année. Il a eu l'air satisfait.

Est-ce que c'était ça, aller loin?

...

Loin où, au juste?

Et... comment sait-on qu'on est rendu?

Aller loin. Comme une obligation de vie de plus. Comme si payer son loyer, devenir une meilleure personne, chercher le bonheur, faire attention à sa santé, aimer son prochain ne suffisaient pas. Vivre la routine le mieux possible, essayer d'avoir une vie équilibrée, varier son menu, boire beaucoup d’eau, prendre des vitamines, recycler, se renseigner, suivre l’actualité, avoir des opinions, prendre du temps pour soi, s’entraîner, se mettre en valeur dans de beaux vêtements-équitables-payés-malgré-tout-pas-trop-cher, demeurer belle pour l’être aimé, vivre les deuils de la vie, les séparations, les changements, le vieillissement, les craintes, les blocages, se regarder le nombril, créer des liens avec d’autres, entretenir les amitiés et les liens familiaux, trouver des idées originales pour la fête des mères et celle du chum idéal, trouver le temps à travers tout ça de travailler avec le sourire, avec positivisme, de se faire des lunches en gaspillant le moins de restants possible dans le frigo, de faire le ménage, le lavage, de passer chez le nettoyeur, d'avoir des idées de décoration pour la salle de bains, d'avoir des projets… et il faudrait en plus « aller loin ». Loin, où ça? Loin dans le monde? Loin dans ma tête? Loin selon les critères sociaux de prestige et de réussite financière? Loin dans la liste des 20 plus belles femmes du Québec? Loin parce qu’on a passé à la télé?

Je vais aller loin. Tout le monde me l’a dit quand j’étais petite.

J'ai 30 ans.

"Maman? ...

...

Quand est-ce qu'on arrive??"

1 commentaire:

Peter a dit...

Trop full bon ma belle beauté!!